Entretien avec Marie Bisseriex et Bren McClain, où comment une éditrice et traductrice française donne voix au roman choral d’une auteure américaine (… et à une vache nommée Mama Red).
par Julia Polack de Chaumont
L’écrivaine américaine Bren McClain était à Bordeaux début octobre pour la parution en français de son premier roman, Mama Red. Elle nous plonge dans le quotidien de fermiers et d’éleveurs en Caroline du Sud dans les années 50, où la confrontation de classe se cristallise autour d’un concours de veaux. Cet enjeu bouleversera profondément la vie de tous ses protagonistes.
La parution du roman était l’occasion rêvée de croiser le regard de Bren McClain et celui de sa traductrice, Marie Bisseriex, fondatrice des éditions du Nouveau Pont à Floirac.
BMcC : J’ai vraiment besoin d’habiter mes personnages. Sarah est obsédée par la nourriture car elle doit nourrir son garçon et c’est une angoisse quotidienne. C’est pourquoi tant de choses même minimes sont rattachées au champ lexical de la nourriture, comme cette enveloppe. Il y a aussi un lien très fort à la nature qui l’entoure, sur laquelle elle porte souvent son attention, et qui rejaillit dans le roman.
C’était très évident dans le texte original, la traduction venait donc assez naturellement, mais il faut être vigilant à la relecture. Je traduis dans un premier temps au plus près du sens et ensuite seulement je retravaille sur le style, pour une meilleure lisibilité. Bien sûr viennent ensuite les relectures pour la cohérence d’ensemble, et la correctrice est là pour apporter un autre regard et alerter sur les éventuelles difficultés.
Je sais que c’était un risque, je n’en avais pas vraiment conscience alors et heureusement, car j’aurais peut-être hésité. Mais l’histoire l’exigeait et Mama Red le méritait. La première fois qu’elle voit Sarah, et qu’elle l’appelle « le vent léger », c’était un moment très émouvant pour moi. Et ça l’est encore de vous en parler.
BMcC : Cela fait cinq jours que je suis arrivée en France, et ce temps passé avec Marie a confirmé pour moi la sensation que j’avais : personne d’autre n’aurait pu traduire ce roman, avec autant de justesse et d’émotion. Ce livre venait du cœur et c’est ainsi qu’elle l’a traduit, avec son cœur !
La plupart des personnages sont pauvres, contrairement à Luther qui est un homme d’argent. Sarah veut servir les autres, alors que Luther s’attend à ce que les autres soient à son service, il ne donne pas, il veut recevoir. Mais ce qu’il veut transmettre à son fils néanmoins lui paraît juste.
J’ai choisi ce genre de personnage auquel s’attacher, car j’ai compris son cœur et je savais ce qu’elle avait au plus profond d’elle-même. Et tout l’enjeu du livre est qu’elle parvienne à le savoir. C’est comme un long voyage que Sarah va entreprendre.
MB : C’est vrai que nous attendons ce moment tout au long du roman…
BMcC : Je voudrais ressembler à Sarah Creamer quand je serai grande [rires]. Un lecteur m’a écrit que Sarah Creamer lui donnait envie d’être meilleur. C’est aussi ce que je ressens.
MB : Ike Thrasher aussi a ce genre de trajectoire : il pense devoir être un éleveur pour mériter mettre un pied sur les terres qui appartenaient à son père.
BMcC : Oui, et c’est pour être un homme dans les yeux de son père. Certains lecteurs voulaient que je développe davantage ce personnage, savoir comment cela se terminerait pour lui. Pour moi, le laisser à ce moment où il est comme nu dans ce monde était suffisant. Il ôte son chapeau, il quitte son déguisement de cowboy, après avoir délaissé ses habits de pasteur – toujours caché dans un costume en somme. Il peut se montrer en pleine lumière.
Géraldine a relu et corrigé la traduction de Mama Red. Nous nous sommes rencontrées car elle est passionnée de littérature américaine. Il existe donc toujours, en revanche, une connexion entre les livres et j’espère que cela continuera encore longtemps !
[Entretien et photographies réalisés par Julia Polack de Chaumont, à Floirac, le 11 octobre 2019]
La parution du roman était l’occasion rêvée de croiser le regard de Bren McClain et celui de sa traductrice, Marie Bisseriex, fondatrice des éditions du Nouveau Pont à Floirac.
- Marie, vous avez la casquette de traductrice et d’éditrice de vos auteurs, de passeuse à double titre. Comment cela s’est-il fait ?
- Comment avez-vous entendu parler du livre de Bren McClain ?
- Bren, comment avez-vous accueilli la nouvelle de cette traduction en français de votre premier roman ?
- Cela tient aussi à la grande acuité de votre écriture et à la dimension très réaliste de votre roman ?
- Vous usez également de nombreuses métaphores qui nous plongent justement dans des petites choses très concrètes du quotidien : les espacements réguliers d’une couture se « suivent comme des écoliers, heureux de se mettre en rang devant la classe » (p. 36) ; l’enveloppe que lui remet Mme Dobbins pour l’achat de sa première robe est fine, « pas aussi épaisse qu’un biscuit, mais plutôt comme une saucisse fricadelle » (p. 54).
BMcC : J’ai vraiment besoin d’habiter mes personnages. Sarah est obsédée par la nourriture car elle doit nourrir son garçon et c’est une angoisse quotidienne. C’est pourquoi tant de choses même minimes sont rattachées au champ lexical de la nourriture, comme cette enveloppe. Il y a aussi un lien très fort à la nature qui l’entoure, sur laquelle elle porte souvent son attention, et qui rejaillit dans le roman.
- Nous sentons votre empathie extraordinaire pour vos personnages : tous ont leur part de fragilité, de sensibilité. Luther Dobbins est un personnage terrible et odieux ; pourtant, jusqu’au bout nous espérons qu’il deviendra un père aimant, pourquoi ce choix ?
- Nombre de vos personnages ont eu une enfance tragique, qui les a fait devenir ce qu’ils sont.
- Vous avez fait un travail sur différents types de voix, que vous signifiez par différents formats de police. C’était une gageure pour vous Marie, en tant que traductrice ?
C’était très évident dans le texte original, la traduction venait donc assez naturellement, mais il faut être vigilant à la relecture. Je traduis dans un premier temps au plus près du sens et ensuite seulement je retravaille sur le style, pour une meilleure lisibilité. Bien sûr viennent ensuite les relectures pour la cohérence d’ensemble, et la correctrice est là pour apporter un autre regard et alerter sur les éventuelles difficultés.
- Bren, votre manière de vous mettre si délicatement à hauteur d’homme, d’enfant et à hauteur d’animal aussi est remarquable. On a ainsi, dès le départ, les perceptions de Mama Red. Or à travers son regard, on entre dans la relation de la mère à son petit, c’était une approche déterminante pour vous ?
Je sais que c’était un risque, je n’en avais pas vraiment conscience alors et heureusement, car j’aurais peut-être hésité. Mais l’histoire l’exigeait et Mama Red le méritait. La première fois qu’elle voit Sarah, et qu’elle l’appelle « le vent léger », c’était un moment très émouvant pour moi. Et ça l’est encore de vous en parler.
- Pour vous Marie, cette place de l’animal devait être un des grands défis de ce livre, en tant que traductrice autant qu’éditrice ?
BMcC : Cela fait cinq jours que je suis arrivée en France, et ce temps passé avec Marie a confirmé pour moi la sensation que j’avais : personne d’autre n’aurait pu traduire ce roman, avec autant de justesse et d’émotion. Ce livre venait du cœur et c’est ainsi qu’elle l’a traduit, avec son cœur !
- Parlons de la question de la transmission, qui s’exprime par de nombreux aspects dans le roman. Luther veut transmettre à son fils L.C. son nom, sa réputation, de cette façon traditionnelle, profondément paternaliste : « tu seras un Dobbins, un homme, un vrai » ; Harold et Sarah veulent transmettre à leur fils Emerson la notion de bonté, Mama Red transmet à Sarah des clés pour être une bonne mère...
La plupart des personnages sont pauvres, contrairement à Luther qui est un homme d’argent. Sarah veut servir les autres, alors que Luther s’attend à ce que les autres soient à son service, il ne donne pas, il veut recevoir. Mais ce qu’il veut transmettre à son fils néanmoins lui paraît juste.
- Marie, ce doit être une difficulté de traduire des éléments, des dialogues qui sont parfois presque « datés », très ancrés dans une autre époque et dans différents registres. Il faut convaincre les lecteurs et les emmener là, comment avez-vous procédé ?
- La féminité est une part d’elle que Sarah occulte complètement : sa mère la dénigrait, se moquait d’elle car elle était grosse. Cela interfère dans sa relation avec Harold, la pousse à accepter qu’il la trompe, avec une amie qui lui est chère. Les robes magnifiques qu’elle coud, attribut symboliquement féminin, sont pour les autres femmes. Au fond, elle accepte d’être en retrait de tout. Bren, pouvez-vous nous parler de votre choix de prendre comme héroïne une femme qui refuse d’être une femme ?
J’ai choisi ce genre de personnage auquel s’attacher, car j’ai compris son cœur et je savais ce qu’elle avait au plus profond d’elle-même. Et tout l’enjeu du livre est qu’elle parvienne à le savoir. C’est comme un long voyage que Sarah va entreprendre.
MB : C’est vrai que nous attendons ce moment tout au long du roman…
BMcC : Je voudrais ressembler à Sarah Creamer quand je serai grande [rires]. Un lecteur m’a écrit que Sarah Creamer lui donnait envie d’être meilleur. C’est aussi ce que je ressens.
- Quand elle rencontre sa mère, elle espère que ce sera une sorte d’épiphanie et la rencontre est un choc. Mais c’est une résolution pourtant ?
MB : Ike Thrasher aussi a ce genre de trajectoire : il pense devoir être un éleveur pour mériter mettre un pied sur les terres qui appartenaient à son père.
BMcC : Oui, et c’est pour être un homme dans les yeux de son père. Certains lecteurs voulaient que je développe davantage ce personnage, savoir comment cela se terminerait pour lui. Pour moi, le laisser à ce moment où il est comme nu dans ce monde était suffisant. Il ôte son chapeau, il quitte son déguisement de cowboy, après avoir délaissé ses habits de pasteur – toujours caché dans un costume en somme. Il peut se montrer en pleine lumière.
- Marie, une dernière question autour du catalogue de votre jeune maison d’édition, Le Nouveau Pont : s’agit-il toujours de livres que vous avez profondément envie de traduire ?
Géraldine a relu et corrigé la traduction de Mama Red. Nous nous sommes rencontrées car elle est passionnée de littérature américaine. Il existe donc toujours, en revanche, une connexion entre les livres et j’espère que cela continuera encore longtemps !
[Entretien et photographies réalisés par Julia Polack de Chaumont, à Floirac, le 11 octobre 2019]